Monsieur El est un résidant de la maison de retraite, depuis à peu près six mois. Il a 51 ans, est divorcé, a deux enfants avec lesquels il n'a plus de contact. A peine trois jours après son entrée, il vient me voir, me demande cinq rouleaux de papier toilette ; pensant qu'il voulait se faire une réserve je lui dis d'accord. Je les lui donne.
Le lendemain il revient, me redemande cinq rouleaux de papier toilette. Je lui réponds que la veille je lui en avais déjà donné cinq. Il me dit "j'en ai besoin, il me les faut". Je ne veux pas le contrarier, je les lui redonne, mais j'avoue rester perplexe.
Je vais voir ma Major et lui raconte l'incident. Elle me dit que ce monsieur à des Tocs et qu'il faut lui donner cinq rouleaux de papier, plus deux bouteilles de savon liquide par jour. Ce qui est devenu un rituel du matin.
Un après-midi que j'étais de service, il s'approche de moi et chancelle, dans ses yeux je lis de la peur. Je le ramène dans sa chambre et j'essaie de savoir ce qu'il se passe, je lui dis "je vais appeler l'infirmière" - "non n'appelle pas, c'est pas la peine, je sais ce que j'ai, c'est ma maladie qui progresse", et là il me raconte :
"Je suis atteint d'une maladie rare qui se nomme la Chorée de Huntington c'est génétique, ma mère est décédée de cette maladie, ma soeur est atteinte et mon frère est en fin de vie".
J'essaie de ne pas montrer mon trouble, mais j'avoue avoir ressenti une peine devant cet homme qui parlait comme si c'était une fatalité. Il me regarde et me dit :
- Je suis fatigué, veuillez me laisser on se reverra plus tard.
Je sors et pense : a-t-il vu mon trouble sur mon visage ?Est-ce que mon expression du visage a laissé transparaître mon émotion, ma peine ?
Cette pensée m'obsède. Je décide de voir la psychologue et me confie. Elle me dit :
- Je comprends ton trouble, c'est une réaction humaine, mais il faut que tu arrives à le surmonter pour que tu puisses dialoguer avec lui avec discernement.
Elle m'explique aussi que les troubles obsessionnels compulsifs (TOC) que Monsieur El rencontre sont dus à une grande souffrance, une détresse, une peur de la maladie et de son évolution de ses conséquences, dont la mort.
TOC :
Se sont des pensées obsessionnelles, on pourrait dire des rituels. Les personnes qui en sont victimes sont confrontées à des pensées préoccupantes qui reviennent sans cesse.
Monsieur El a des préoccupations sur l'hygiène corporelle et vestimentaire. Il se lave plusieurs fois par jour, à un tel point que sur ses mains, sa peau se détache. Il faut aussi qu'il change ses vêtements à plusieurs reprises dans la journée.
Riche des informations de la psychologue, je commence à comprendre un peu mieux Monsieur El. Le lendemain, le rituel reprend : papier toilette, savons....
Les jours passent et Monsieur El, en raison de la Chorée de Huntington, a de plus en plus de mal à garder son équilibre. Il a des mouvements de bras et de jambes incontrôlés, il risque aussi de faire des fausses routes (problème de déglutition). Il faut le surveiller.
Il ne m'a plus reparlé de sa maladie, mais vient vers moi quand il en éprouve le besoin, on discute de tout et de rien, je le vois sourire et même rire. Je le laisse faire car il lui arrive aussi de ne pas avoir envie de parler, c'est un symptôme de sa maladie. Je sais qu'il a besoin de ses instants de silence ce que je respecte.
Quelques jours passent, Monsieur El ne veut pas descendre manger au restaurant. Je lui demande :
- Que se passe t-il ?
Il me répond :
- Mes membres tremblent trop...
Je lui propose de l'accompagner toutes les fois qu'il aura besoin. Il me répond simplement "ok".
Monsieur El est une personne habituée à ne rien demander. Est-ce de la pudeur ? Un trait de caractère ?
Cela m'oblige à être vigilante, à essayer de voir ce qu'il n'osera pas me demander. Par exemple, j'ai pu remarquer qu'il n'arrive plus à se faire ses tartines de beurre le matin ou à couper sa viande à cause de ses gestes de mouvements incontrôlés. C'est pourquoi maintenant, je dépose son plateau avec ses tartines beurrées ou sa viande déjà coupée, car je sais qu'il n'apprécierait pas que je le fasse devant lui.
La première fois que ça c'est passé, il n'a rien dit mais m'a souri, c'est sa façon à lui de dire merci. J'ai essayé de respecter sa dignité. Pour connaître ses besoins, j'ai voulu savoir exactement ce qu'était la maladie de Chorée et quelle serait son évolution.
« La Chorée de Huntington »:
C'est une affection dégénérative héréditaire du système nerveux central. Elle est due à une perte de neurones. Elle débute très jeune entre 30 et 45 ans. C'est une maladie qui touche aussi bien les hommes que les femmes. Les éléments clé du diagnostic sont les mouvements involontaires, les troubles du comportement (déprime, repli sur soi) et la notion d'antécédent familiaux. A l'heure actuelle aucun traitement n'a été trouvé. Des recherches médicales sont en cours et explorent trois pistes:
- Recherche d'une thérapie pharmacologique (médicament) une molécule capable d'éviter la dégénérescence neuronale.
- Thérapie cellulaire, il s'agit de greffe de neurone ( ce qui pose beaucoup de problèmes).
- Thérapie génétique : essayer de comprendre l'expression du gène.
Monsieur El sait qu'il n'existe pas de médicament miracle, pour avoir plusieurs membres de sa famille atteints, et avoir vu sa maman décéder. Il doit apprendre a vivre avec, sa peur et son anxiété on fait apparaître des tocs.
Pour ma part, je pense que Monsieur El n'a pas sa place dans une maison de retraite car il est avec une population âgée, il n'a que 51 ans. Mais il n'y a pas de structures pour les maladies dites orphelines, donc on "éparpille" les personnes où il y a de la place et dans les lieux où l'on veut bien les prendre.
Monsieur El se rapproche de plus en plus du personnel, il faut faire attention et poser des limites, ne pas laisser trop de place à l'affectivité car je pense que ses besoins vont être toujours de plus en plus grands, sa maladie ne cessant de progresser. Il faut que je reste professionnelle, et cela n'est pas toujours facile.
Après concertation avec la direction, il a été décidé que je pouvais lui accorder environ une heure par semaine de mon temps afin qu'il puisse me raconter tout ce dont il a envie, mais je dois faire remonter notre conversation à la psychologue qui s'occupe de lui une fois par semaine et nous essayons ensemble de faire en sorte que Monsieur El arrive à calmer ses angoisses, ce qui ne lui est pas toujours facile puisqu'il sait qu'il va mourir.
Veronique soprano
aide médicopsychologique