Prix « Confidence » Femme, 90 ans (05)
Lettre aux amnésiques et aux déficients de la mémoire
Tout d'abord, j'aimerais dire que je suis réservée, par nature et aussi par l'éducation que j'ai reçue et que je n'aime pas les personnes bavardes.
Etant originaire d'une région de montagne, le Champsaur, je n'aime pas parler de moi.
Dans cette région, on dit « en bouche close, la bise n'entre pas ». Je parle aisément quand il s'agit de ma profession mais ne veux importuner personne avec ma vie privée que j'estime sans grand intérêt.
Du reste l'éducation sévère que j'ai reçue me fait dire qu'étaler sa vie serait presque un acte grossier. J'aimerais rassurer ceux qui perdent la mémoire et leur dire à quel point je joue parfois de cet état et comment je peux y trouver des avantages…
Je souffre de troubles mnésiques qui occasionnent des pertes de repères dans l'espace et le temps, je me demande parfois ce que je fais là et où je suis mais je sais que ce que j'ai effacé de ma mémoire est ce que j'avais déjà éliminé auparavant car sans intérêt.
Je ne m'encombre pas la mémoire de données dont je n'ai pas besoin et j'ai toujours pratiqué la technique de la mémoire sélective (les carriéristes savent du reste tout de suite ceux qui pourront leur apporter quelque chose).
Je joue de mes « problèmes » liés à la mémoire et j'essaie de m'en faire un allié.
C'est une stratégie, une technique d'évitement que je me plais à appliquer pour éloigner les importuns. Les pertes de mémoire peuvent être feintes pour m'éviter les personnes peu sympathiques ou guère intéressantes, ça me permet de faire le tri…
Etre reconnue déficient de la mémoire peut permettre d'esquiver les questions auxquelles on ne veut pas répondre.
Il ne faudrait tout de même pas idéaliser ces troubles mnésiques car ils peuvent engendrer une grande souffrance.
Quel désarroi de ne pas reconnaître une personne de la plus haute importance que l'on m'a présentée plusieurs fois (me dit-on !). J'ai toujours peur de faire une « gaffe », de blesser mon interlocuteur (heureusement de façon non intentionnelle).
Quel fléau ces prénoms mixtes, ces « Claude, Pascale, Dominique » dont on me parle et que je ne sais conjuguer ni au masculin, ni au féminin…
Je suis souvent sur la défensive, je fais semblant, par courtoisie, de me souvenir par des phrases anodines, des mots « passe partout » (faire semblant est une défense).
Du reste, je n'avoue que rarement ne plus me souvenir, je suis « la reine des faux jetons »…
C'est l'éducation qui vous apprend à être bien élevée…
Cette perte de contrôle, cette sensation de ne plus être maître de ces faits et gestes me plongent parfois dans un profond désarroi…
Je jongle avec ces troubles de la mémoire qui ne sont pas perceptibles par mon entourage mais qui le sont, en revanche, pour mes intimes.
Pour finir sur une note positive, sous couvert de souffrir de troubles de la mémoire, je me mets entre parenthèses et c'est très précieux pour la personne réservée que je suis !
(source FONDATION NATIONALE DE GÉRONTOLOGIE
LETTRES PRIMÉES 2007)